La rencontre entre un petit homme et une petite sirène pour un avenir impossible.
Il était un petit homme
Pirouette, cacahouète
Il était un petit homme
Qui n’avait jamais navigué
Qui n’avait jamais navigué
Assis sur un gros rocher surplombant la mer, le Petit homme regardait tristement les vaguelettes mourir sur la plage de sable blanc. Si cela faisait des années qu’il travaillait dur sur son île perdue au milieu de nulle part — ou presque —, il scrutait l’horizon depuis quelques mois dans l’espoir incertain de pouvoir s’en aller. Il laissa échapper un énorme soupir et essuya furtivement une larme naissante.
Le soleil avait presque disparu derrière l’horizon et les étoiles se réveillaient lentement dans un ciel magnifiquement limpide.
Le Petit homme tenait fermement la barre. La coque sautillait gaiement sur l’onde, qui absorbait les dernières lueurs du jour. La nuit s’invita rapidement, de même que la faim, et le Petit homme ouvrit machinalement son panier pour attraper le croûton de pain et le minuscule morceau de fromage qui s’y trouvaient. Loin d’être rassasié, il attrapa l’autre panier dont le contenu représentait pour lui un festin royal : du pain frais, du jambon, un morceau de viande séchée et de l’eau. Il avala goulûment ce repas venu d’on ne sait où — il ne se posa d’ailleurs pas la question — et, une fois repu, il s’allongea pour admirer le ciel qui s’était à présent paré de son diadème étoilé.
Lorsqu’il ouvrit les yeux, le jour s’était déjà levé depuis un certain temps. Il remarqua avec surprise au-dessus de lui une sorte d’auvent qui le protégeait des rayons ardents. Il étira ses membres et s’assit. Il regarda la mer et constata qu’il ne s’était pas trop éloigné de l’île. La noix, faute de vent, avait juste dérivé. Même s’il était déçu, cela le rassurait de ne pas être perdu au milieu de la mer.
Le Petit homme n’était pas bavard, mais il tenait de longs monologues dans sa tête. À cet instant seulement, il se demanda comment la barque s’était échouée sur la plage où il se promenait régulièrement lorsqu’il en avait l’occasion. Et puis surtout comment la nourriture, et cette nuit le minuscule toit qui le protégeait étaient apparus dans l’embarcation. Comme il avait un petit creux, il oublia les questions, plongea la main dans le panier et retira quelques fruits qui n’y étaient pas la veille. Avant qu’il eût le temps de se demander comment ils avaient pu se retrouver là, une voix stridente se fit entendre :
— Bonjour !
Il se retourna et vit une mouette perchée sur le rebord de la coque, qui l’observait.
— Heu… bon… jour, bafouilla-t-il en regardant l’oiseau, qui semblait mal en point.
Après un moment d’hésitation, il ajouta :
— Un oiseau, ça ne parle pas !
— Les autres oiseaux, non ; moi, je suis une mouette ! Comment t’appelles-tu ?
— Petit homme, répondit le Petit homme.
— Ce n’est pas un nom !
— Pour les mouettes, non ; pour moi, si !
La mouette, prise au dépourvu, n’insista pas.
— Est-ce que tu aurais quelque chose à becqueter ? J’ai volé pendant des heures et je n’ai plus de force.
— Ben, des fruits !
— Tu n’aurais pas autre chose ? Du poisson, par exemple.
— Du poisson, non. Attends ! Voici de la viande séchée, dit le Petit homme après avoir récupéré les restes de la veille.
— Ah, c’est mieux !
La mouette avala, en quelques coups de bec rapides, le morceau de viande.
— Merci, Petit homme, je peux reprendre mon vol. Si tu as besoin de quelque chose, n’hésite pas à m’appeler.
Et la mouette s’élança dans les airs.
La journée s’écoula paisiblement malgré les tentatives infructueuses du Petit homme pour s’éloigner de la côte. La coque de noix s’évertuait à tourner autour de l’île, poussée par un vent paresseux.
Une nouvelle nuit passa et le Petit homme se réveilla de bonne humeur. Il constata que la vue avait encore changé, ce qui signifiait que son embarcation avait continué à longer la côte. Il faisait beau et une brise légère lui rafraîchissait le visage. Son estomac gargouilla et il se rendit compte que son panier s’était, une fois encore, mystérieusement rempli de victuailles.
Il croquait dans une pomme lorsqu’il entendit une voix appeler à l’aide. Comme il ne voyait personne, il se pencha par-dessus le rebord de la noix et aperçut une grosse tortue de mer qui allait s’étouffer avec un sac en plastique. Malgré sa petite taille, il réussit à la libérer.
— Merci, dit la tortue.
— Heu…, de… de rien, bafouilla-t-il, en regardant la tortue qui semblait mal en point.
Après un moment d’hésitation, il ajouta :
— Une tortue, ça ne parle pas !
— Les autres tortues, non ; moi, je suis une tortue verte. Comment t’appelles-tu ?
— Petit homme, dit le Petit homme.
— Ce n’est pas un nom !
— Pour les tortues, non ; pour moi, si !
La tortue, prise au dépourvu, n’insista pas.
— Est-ce que tu aurais quelque chose à becqueter ? J’ai nagé pendant des heures et je n’ai plus de force.
— Ben, de la viande !
— Tu n’aurais pas autre chose ? Des herbes, par exemple !
— Des herbes ? Je suis un humain, pas une tortue ! Attends ! Voici des pommes, dit le Petit homme après avoir récupéré les fruits mystérieusement apparus durant la nuit.
— Ah, ça ira !
La tortue avala les pommes en quelques coups de bec rapides.
— Merci, Petit homme, je peux reprendre ma route. Si tu as besoin de quelque chose, n’hésite pas à m’appeler.
Et la tortue plongea.
La journée s’écoula paisiblement, même si le Petit homme commençait à se lasser de ces longs moments de monotonie où il n’avait rien à faire. Son embarcation avançait toujours lentement et le vent semblait s’être fâché avec la belle voile rouge, qui n’était pas d’une grande utilité.
Une nouvelle nuit se présenta, aussi belle que la précédente, et il s’endormit paisiblement.
— Réveille-toi, Petit homme, dit une voix douce dans un murmure.
Le Petit homme dormait profondément, même si le jour s’était levé depuis longtemps.
— Réveille-toi, Petit homme, répéta la voix.
La noix se mit à se balancer doucement, puis de plus en plus fort.
— Petit homme !
Le Petit homme ouvrit les yeux et fut surpris d’entendre son nom, bien plus que de voir son embarcation tanguer. Il entendit un « plouf » et il se pencha à tribord. Il n’y avait que la mer. La coque s’inclina alors de l’autre côté et il se retourna vivement.
Ce qu’il découvrit le laissa bouche bée. Une jolie jeune femme blonde, les bras appuyés sur le rebord de l’embarcation le regardait en souriant. Avant qu’il ne pût prononcer un mot, elle dit d’une voix envoûtante :
— Bonjour, Petit homme.
— Heu… Bonjour… Qui… qui es-tu ?
— Je m’appelle Serena.
— Co… comment es-tu arrivée jusqu’à mon voilier ?
— Quelle question ! En nageant !
Le Petit homme fronça les sourcils. Il regarda en direction de l’île et constata qu’il était revenu à son point de départ.
— Impossible, c’est trop loin.
— Pour un petit homme, oui ; pour moi, non ! Approche.
Le Petit homme alla à bâbord, s’inclina et lâcha un « oh » de surprise.
— Je suis Serena, la petite sirène.
Le Petit homme examina la créature, qu’il trouvait fort belle.
Devant son silence, elle avança quelques explications.
— Cela fait longtemps que je t’observe lorsque tu viens les soirs sur le gros rocher pour scruter l’horizon. J’ai compris que tu avais des rêves d’évasion et je t’ai envoyé ce voilier. Tu es un rêveur, Petit homme. Les beaux rêves embellissent le cœur de ceux qui les font, mais aussi la vie de ceux qui y croient.
Je souhaitais te rencontrer même si nous ne sommes pas du même univers. Tu as la tête dans les étoiles et moi je côtoie les étoiles au fond de la mer.
— Merci, dit le Petit homme. Je ne savais pas qu’une sirène pouvait s’intéresser à moi. C’est vrai que j’admire la mer et les étoiles, parmi lesquelles j’ai cru avoir décelé une constellation qui ressemble à une sirène.
— Oh, je crois bien qu’elle a existé autrefois ; tu l’as sûrement retrouvée, répondit-elle en souriant.
Le Petit homme resta dubitatif.
— Je croyais que les sirènes étaient une légende.
— Les légendes sont parfois réelles… pour ceux qui savent regarder ! Je dois m’en aller à présent. Je t’ai apporté à manger, régale-toi !
— Comme tu vis dans la mer, comment as-tu réussi à trouver de la nourriture ?
— Les sirènes sont les fées de l’eau ! Ne pose plus de questions. Je reviendrai te voir ce soir.
Il fit un sourire lumineux comme la chevelure de la petite sirène, qui disparut dans l’eau.
Le Petit homme était tombé sous le charme de Serena. Il pensa à elle toute la journée, une journée qui lui parut interminable.
Sa barque ne bougea pas d’un pouce, ou si peu. Le soleil commença enfin à se préparer pour la nuit.
Lorsque les constellations commencèrent à paraître, il chanta :
Il rencontra une sirène
Pirouette, cacahouète
Il rencontra une sirène
Et son cœur se mit à danser
Et son cœur se mit à danser
Alors qu’il regardait l’horizon, il fut éclaboussé par une gerbe d’eau, ce qui le fit sursauter. La petite sirène avait soudainement jailli des flots.
— Me revoilà, fit-elle tristement en s’accrochant à la noix.
— Quelque chose ne va pas ? s’inquiéta le Petit homme.
Elle sembla hésiter, observa la mer et dit :
— J’ai un gros souci. Comment te dire ? Nous sommes six reines…
— Tu es une sirène ! l’interrompit-il. Je sais cela.
— Non, non ! Nous sommes six reines, mes cinq sœurs et moi et nous sommes des sirènes.
Le Petit homme eut l’impression qu’elle se moquait de lui. Devant son air perplexe, elle ajouta dans un sanglot :
— Je suis la plus jeune et elles ne veulent pas que je te voie. Les hommes doivent rester sur la terre et les sirènes dans la mer. C’est ainsi.
Ses beaux yeux bleus océan laissèrent échapper des larmes qui ressemblaient à des perles brillantes.
— Ne pleure pas, je te protégerai, dit le Petit homme.
— Tu es amusant, mais ce n’est pas possible. Mes sœurs peuvent être très méchantes.
— Alors, viens avec moi ! Tu dois posséder des pouvoirs ; demande au vent de souffler. Il nous emmènera loin d’ici.
— C’est une idée qui pourrait se concrétiser ! La nuit va bientôt tomber et il ne faut pas qu’elles me surprennent ici. Je reviendrai demain matin et nous partirons ensemble. Bonne nuit, Petit homme.
— Bonne nuit, petite sirène.
Le Petit homme était à présent tout triste, car il était à nouveau seul ; il était malgré tout heureux de savoir qu’il allait s’en aller avec Serena pour une autre vie. Les étoiles s’allumèrent une à une et la constellation de la Sirène lui apparut. Son cœur se mit à battre rapidement. Une sensation nouvelle pour lui.
Cette nuit, il rêva d’un long voyage qu’il effectuait avec la petite sirène, porté par le vent et l’eau.
Lorsqu’il se réveilla, ses premières pensées allèrent vers la belle créature marine, qui ne devait pas tarder à apparaître. En attendant, il se jeta sur le gros panier à provisions. Il eut la surprise de constater qu’il n’y avait rien de nouveau, juste les restes de la veille. Il en mangea une partie, en regardant la mer.
Le temps s’écoula lentement et la petite sirène ne vint pas. Le Petit homme s’inquiéta puis il eut un mauvais pressentiment. Elle avait de gros problèmes. Il réfléchit un moment pour trouver la meilleure solution. Oui, c’était cela ! Il se pencha par-dessus le rebord de la noix et il appela à plusieurs reprises :
— Tortue, j’ai besoin de toi !
Quelques minutes plus tard, la tortue sortit la tête de l’eau.
— Tu m’as appelée, Petit homme ?
— Oui, j’ai besoin de ton aide. Peux-tu aller voir au fond de la mer ce qui est arrivé à la petite sirène ? Elle devait me retrouver ce matin, mais elle n’est pas venue.
— Ah, Serena ! La plus jeune, la plus jolie et la plus gentille des sirènes ! Je vais voir ce qui se passe.
Après des minutes interminables, la tortue refit surface.
— Petit homme, Serena est retenue prisonnière par ses sœurs. Elle est enfermée dans une salle de son palais.
— S’il te plaît, tortue, va vite la libérer.
La tortue plongea une deuxième fois.
Anxieux, le Petit homme se mit à attendre le retour de la tortue et de la petite sirène. Une attente de plus en plus insupportable à mesure que le temps s’écoulait. Au bout de trente minutes, il se leva et commença à arpenter son embarcation. Enfin, le miracle se produisit. Deux gerbes l’éclaboussèrent.
— Ah, vous voilà ! J’ai eu vraiment peur !
— Petit homme, il faut partir vite, dit la petite sirène en se glissant dans la noix.
— Adieu, Petit homme, dit la tortue. Fais attention à toi et prends soin de ta sirène.
Et la tortue disparut pour la dernière fois.
— Vent, souffle dans la voile, implora la petite sirène.
Le vent se leva et gonfla la voile. Pour la première fois depuis qu’elle avait quitté l’île, la noix commença à s’en éloigner.
— J’ai eu tellement peur, avoua le Petit homme. Pourquoi tes sœurs t’ont-elles enfermée ? Est-ce vraiment un crime si un homme et une sirène se rencontrent ?
— Oui, hélas ! soupira Serena. Elles ont voulu me punir pour t’avoir offert le voilier et de t’avoir rencontré. Je crois qu’elles sont jalouses. Dès qu’elles se rendront compte que je me suis enfuie, elles vont se mettre dans une colère terrible. Il faut s’en aller.
— Tu préfères abandonner ta famille pour être avec moi ?
— Oui, Petit homme. J’ai choisi de venir avec toi et si mes sœurs ne l’acceptent pas, ma famille n’a plus d’importance. J’ai choisi d’être avec toi, car tu es un rêveur. Nous vivrons nos rêves loin d’ici.
— Mais où ?
— Là où le vent nous portera.
— Je sais qui pourra nous guider. Mouette ! J’ai besoin de toi !
Quelques minutes plus tard, la mouette se posa sur le gouvernail.
— Tu m’as appelée, Petit homme ?
— Oui, j’ai besoin de ton aide. Peux-tu nous guider vers un endroit sûr ?
La mouette regarda la petite sirène et répondit :
— Jeune reine, j’ai beaucoup voyagé et je vous emmènerai là où vous pourrez vivre libres et être heureux.
Et elle s’envola.
Le Petit homme suivit la mouette en maniant l’embarcation avec dextérité comme s’il avait fait cela toute sa vie.
La petite sirène et le Petit homme se regardèrent avec affection. Ils étaient inquiets, mais ils éprouvaient un grand bonheur d’être ensemble.
Soudain, le vent souffla plus fort, trop fort, et la noix commença à prendre de la vitesse. Le Petit homme eut du mal à tenir la barre. De gros nuages gris commencèrent à se former et il semblait qu’une terrible tempête se préparait. Le doux visage de la petite sirène se rembrunit.
— Petit homme, mes sœurs ont dû s’apercevoir de ma fuite et elles doivent être furieuses. Elles veulent nous empêcher de nous en aller.
— Ce n’est pas possible, elles n’ont pas le droit, gémit le Petit homme. Nous n’avons rien fait de mal.
— Pas pour toi, Petit homme, pour elles oui.
À cet instant, la mouette revint vers eux.
— Je ne peux plus voler, le vent est beaucoup trop fort, cria-t-elle.
Le voilier commença à tanguer dangereusement. Le Petit homme essaya de réduire la voile, sans succès.
La mer enfla et les vagues agitèrent la coquille, qui menaçait de sombrer.
— Petit homme, ta vie est en danger, il faut sauter.
— La jeune reine a raison, hurla la mouette. Ton voilier va être englouti.
— Mais je ne sais pas nager, s’affola le Petit homme.
— Je t’aiderai, dit la petite sirène. Avec moi, tu ne vas pas te noyer. Suis-moi.
Elle sauta dans les flots alors que la mouette se mettait à voleter à ses côtés.
— Saute, Petit homme ! Vite !
Le Petit homme, qui avait bien du mal à garder son équilibre, s’approcha du bord de la coque. Son regard s’accrocha à celui de sa sirène. Il hésita un moment. Au moment où il décida de se jeter à l’eau, une énorme rafale souleva la noix et l’emporta dans le ciel sous le regard horrifié de la petite sirène. Ses larmes de désespoir étaient bien plus grosses que celles que versaient les inquiétants nuages.
La tempête se dissipa aussi vite qu’elle était apparue. La mouette s’envola pour essayer de retrouver le Petit homme, en vain.
Le cœur brisé à jamais, la petite sirène retourna dans son royaume où elle vécut seule sans plus jamais avoir adressé la parole à ses cruelles sœurs.
Tous les soirs, elle se rendait sur la plage pour regarder le firmament. Près, tout près de la constellation de la Sirène, une nouvelle constellation était apparue, celle du Petit homme qui semblait lui tenir la main.