Virginie Tellier, CY Cergy Paris Université
« Je vais vous raconter ce qui s’est passé il y a bien longtemps en Ukraine, dans un coin ignoré, mais frais et charmant, de cette contrée. » Ainsi s’ouvre le premier épisode de Maroussia de P.-J. Stahl, sous-titré D’après une légende russe de Markowowzog, roman-feuilleton publié dans le journal Le Temps à partir du 15 décembre 1875. Cette œuvre, rééditée de nombreuses fois, a connu un succès durable en France et prend aujourd’hui un relief particulier.
Stahl adopte la forme du conte, qui renvoie l’histoire à un passé lointain. Pourtant, quelques lignes plus loin, l’auteur situe assez précisément les faits qu’il rapporte, quand bien même il ne les date pas. L’histoire, dit-il, se déroule après la mort de Bogdan Khmelnitski (donc après 1657), dans une Ukraine soumise pour partie à la Russie, pour partie à la Pologne.
Un jour, un Cosaque se présente dans la demeure d’un paysan et révèle qu’il a une mission à accomplir : il doit se rendre auprès des deux chefs ukrainiens pour tenter de les unir afin que le peuple parvienne à chasser les envahisseurs étrangers et à retrouver son indépendance. La petite Maroussia, la fille du maître de maison, se propose alors pour aider le Cosaque à traverser l’Ukraine en se cachant des soldats russes. Elle accompagne pendant plus d’un an son ami dans sa mission, avant de mourir à la fin du récit, alors que les Ukrainiens impuissants s’apprêtent à abandonner les combats.
Interroger le lecteur
Comment expliquer l’intérêt du public pour l’histoire d’une contrée lointaine et d’évènements antérieurs de plus de 200 ans lorsque Stahl en publie le récit ? On peut évoquer l’émotion profonde et universelle suscitée par l’aventure de cette petite fille morte pour défendre sa patrie. Mais le succès du récit tient sans doute également au fait que Stahl interroge, à travers la petite Maroussia, l’identité et les valeurs de son lecteur ou de sa lectrice.
C’est ce qu’indique implicitement le chapitre XII qui offre une clé de lecture pour comprendre l’histoire. Le Cosaque, déguisé en musicien ambulant, pénètre avec Maroussia dans un camp russe et interprète devant les soldats une chanson dont l’histoire ressemble étrangement à celle que le lecteur est en train de lire. Elle commence par ces mots : « Il y a longtemps, bien longtemps, quelques braves gens avaient une patrie ».
La chanson raconte ensuite comment ce pays prospère, qui n’a pas de nom, fut soudain envahi par ses puissants voisins. Une fois la chanson achevée, le narrateur reprend : « En écoutant le simple rapport des faits, dont quelques-uns ne cherchaient pas l’application, d’autres la faisaient. Pour ceux-ci, cela était clair. » La chanson invite les personnages de l’histoire, les soldats russes, à appliquer son propos à la situation qu’ils vivent, eux qui sont précisément en train d’envahir l’Ukraine au XVIIe siècle.
De ce fait, l’auteur propose également à son lecteur, en 1875, de faire l’application de l’histoire de Maroussia à sa propre situation. Quel pouvait alors être le sens de ce récit pour ses premiers lecteurs ? Si nous ne pouvons le déterminer avec certitude, nous pouvons néanmoins faire des hypothèses qui nous permettront de réfléchir au sens qu’il peut encore avoir pour nous aujourd’hui.
Qui est Marko Vovchok ?
L’auteur de cette « légende » est une autrice. Marko Vovchok est le pseudonyme de Maria Vilinskaïa, épouse d’Opanas Markovitch, un ancien membre de la Société Cyrille-et-Méthode dissoute par la police tsariste en 1847, car elle affirmait l’égalité des nations slaves. Qu’une femme prenne un pseudonyme masculin n’est pas rare au XIXe siècle, qu’on pense à George Sand, en France, par exemple. En revanche, en abrégeant le nom de son époux en « Marko », Maria Vilinsaïa opte pour un prénom à consonance ukrainienne.
Maria Vilinskaïa, qui, née a à Orel, a grandi à Kharkiv, apprend l’ukrainien et publie un recueil de contes dans cette langue, recueil qui sera traduit en russe par Tourgueniev. C’est en revanche en russe qu’elle publie à Saint-Pétersbourg, en 1872, Maroussia, « traduit du petit-russien par Marko Vovchok ». Elle affirme que le récit, transmis oralement par une vieille conteuse, porte sur des évènements qui se sont passés « il y a très longtemps en Ukraine ».
L’autrice, bien qu’écrivant en russe, glisse de nombreuses allusions à la langue ukrainienne, emploie des mots ukrainiens et reproduit des chansons populaires, que le vieux Cosaque chante en s’accompagnant de la traditionnelle bandoura, et qui se trouvent traduites en russe en note de bas de page. Le lyrisme de sa plume rend hommage aux beautés de la terre ukrainienne et au courage de ses habitants. Dès le premier chapitre, le récit est placé sous la figure tutélaire du cosaque Bogdan Khmelnitski. Ainsi le récit contribue-t-il à créer une mémoire propre à l’Ukraine, toujours vivante aujourd’hui.
Une « légende russe » ?
Pourtant, Stahl, nom de plume de l’éditeur Hetzel, sous-titre son récit « légende russe ». Il a connu Marko Vovchok à Paris et c’est elle qui a traduit pour lui en français sa Maroussia. Stahl, s’il reprend assez fidèlement le texte de l’autrice, l’adapte également à un public qui connaît mal l’Ukraine, en fonction d’un projet qui lui est propre, et qui n’est pas tout à fait celui de Marko Vovchok.
En en faisant une « légende russe », Hetzel inscrit le récit dans une tradition bien française, qui correspond à l’horizon d’attente de ses lecteurs. En effet, de nombreux récits populaires français, au XIXe siècle, racontent des histoires russes. L’une des trames souvent reprises consiste à mettre en valeur l’héroïsme d’une enfant ou d’une jeune fille, traversant la steppe au péril de sa vie.
En 1806, Sophie Cottin transpose dans Elisabeth ou les exilés de Sibérie un fait divers : entre septembre 1799 et février 1801, Prascovia Loupalova avait traversé, seule, la Russie, pour aller demander grâce pour son père, un gentilhomme exilé en Sibérie. Cette figure, premier avatar du stéréotype que Charlotte Krauss appelle la « femme martyre », et qu’on trouve dans de nombreux romans tout au long du siècle, s’incarne également dans la Nadia Fédor de Jules Verne qui, dans Michel Strogoff (1876), parcourt la Russie de Riga à Irkoutsk pour retrouver son père, exilé lui aussi et, ce faisant, assiste le célèbre courrier du tsar dans sa mission patriotique.
Marko Vovchok a choisi de faire mourir Maroussia de la balle d’un Tatar, ce qui, historiquement, n’est pas invraisemblable. Mais il est certain que le Tatar de Maroussia, pour le lecteur français, se confond avec ceux qu’affronte Michel Strogoff pendant sa longue course sibérienne.
Éduquer au patriotisme ?
Mais si Hetzel choisit de publier le conte ukrainien de Marko Vovchok, c’est aussi pour mettre en lumière « ces contrées dont on ne parle guère », comme il l’écrit au début de son récit. Il met d’ailleurs en garde son lecteur : les Cosaques dont il va parler ne sont pas ceux du Don, les Cosaques russes que le public français connaît bien. Ce sont d’autres Cosaques, ceux dont Voltaire disait en 1731 qu’ils sont « amoureux à l’excès d’un bien préférable à tout, la liberté ».
S’ils intéressent Hetzel en 1875, c’est que, pour lui, l’histoire de l’Ukraine s’applique aussi à celle de l’Alsace, récemment conquise par la Prusse. En 1878, le volume paraît dans la Bibliothèque d’éducation et de récréation. Il change alors de destinataire, puisque la cible est désormais le public enfantin.
Les transformations subies par le texte nous informent sur la manière dont Hetzel souhaite s’adresser à des enfants, et notamment à de petites filles. L’ouvrage est illustré par Théophile Schuler et l’auteur le dédicace « à Alsa, Enfant de l’Alsace, à Alsa, fille de Théophile Schuler » : Schuler, comme Hetzel, sont d’origine alsacienne, et tous deux sont d’intenses républicains.
Telle est en effet l’application qu’Hetzel souhaite donner à sa légende, qui est non seulement russe ou ukrainienne, mais aussi pleinement française : derrière les paysans ukrainiens qui se battent comme des braves pour leur « république » et qu’anime la devise « égalité, fraternité, liberté », il faut voir les paysans français de 1792, unis pour repousser les armées européennes. Ainsi prend sens la morale qu’Hetzel ajoute à son conte après avoir longuement comparé Maroussia à Jeanne d’Arc, comme l’a montré Ksenya Kiebuzinski : « Il est malheureusement plus d’une Ukraine au monde ; veuille Dieu que, dans tous les pays que la force a soumis au joug de l’étranger, il naisse beaucoup de Maroussia capables de vivre et de mourir comme la petite Maroussia dont nous venons de raconter l’histoire ! »
S’adressant à la jeunesse française, Hetzel s’inscrit pleinement dans le projet éducatif de la Troisième République, qui vise à défendre la paix tout en préparant les enfants à la possibilité d’avoir un jour à faire la guerre, comme le montre Olivier Loubes, et c’est bien ainsi que l’ont compris ses premiers lecteurs. Ainsi Charles Clément écrit-il, dans le Journal des débats du 8 décembre 1878 : « À l’émotion qui palpite dans ces pages touchantes, on dirait que M. Stahl les a écrites sous l’impression des malheurs récents de sa patrie d’origine, et les yeux fixés sur l’Alsace. Le sujet a l’air d’être d’un autre temps […] et cependant il se dégage de tout cet ouvrage d’une réalité et d’une actualité poignantes un enseignement salutaire, bienfaisant, qui s’adresse à tous. »
Hetzel n’ignore pas les problèmes que peut poser la réception enfantine d’un texte qui fait à la fois l’apologie de la paix et la défense du patriotisme. Peut-on adresser à des enfants un livre qui s’achève par la mort d’une enfant ? Pour préserver son lectorat, il ajoute en Nota Bene une seconde variante de la fin, selon laquelle la petite Maroussia a survécu à ses blessures : devenue une jeune fille à la beauté saisissante, elle veille sur l’Ukraine depuis le monastère où elle s’est retirée.
Dialogues contemporains
La Maroussia de Marko Vovchok ne raconte donc pas tout à fait la même histoire à ses lecteurs ukrainiens et russes que celle de Stahl à ses lecteurs français, adultes d’abord, enfants ensuite. La lecture que propose Stahl du récit de Marko Vovchok n’en est pas pour autant une trahison : en participant à la constitution de la mémoire de leurs communautés respectives, les deux auteurs posent la question de ce qui fait une nation.
C’est la raison pour laquelle, sans doute, Maroussia continue de nous toucher aujourd’hui : le récit de fiction a ceci de particulier, au regard de la presse d’information, qu’il n’est pas d’actualité, puisqu’il est ancré dans un imaginaire partagé par son auteur et ses lecteurs. En revanche, il est actualisé par chacune de ses lectures, tout comme chaque mise en scène actualise un texte de théâtre.
Chaque lecteur lit avec ce qu’il est, son histoire, ses lectures antérieures, ses valeurs, et tout cela donne sens à sa lecture. Toute lecture est toujours située ici et maintenant, quand bien même elle est informée par la connaissance du passé.
Ainsi avons-nous le droit de relire Maroussia aujourd’hui : ce conte ne nous aide pas seulement à comprendre comment Ukrainiens, Russes et Français définissaient leur nation dans les années 1870. À 150 ans de distance, la légende de Maroussia continue de nous poser des questions, auxquelles il appartient à chaque lecteur et à chaque lectrice de répondre, dans un dialogue sans cesse renouvelé avec le texte littéraire.
Virginie Tellier, Maitresse de conférences en langue et littérature françaises, CY Cergy Paris Université
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Voir aussi : « Maroussia », l’histoire héroïque d’une petite Ukrainienne face à l’envahisseur russe